Histoire du Village de BRAMANS

La légende des 14 Chapeaux

Le courrier de Modane au Mont-Cenis allait arriver en vue de Bramans lorsque soudain il aperçoit, étendu au travers du chemin, un homme paraissant inanimé. Il s'agissait d'un de ses compatriotes, un riche maquignon de Bramans. Parvenu au village du Verney, il déposa le blessé à l'hôtel du " Lion d'Or " et fit prévenir sa famille qui accourut en toute hâte bientôt suivie des carabiniers. Un brigadier tenta de savoir qui avait attaqué ce riche maquignon. Dans un souffle, ce dernier laissa tomber ces mots : " Les Grands Chapeaux ". Ici, le riche maquignon faisait allusion à une bande organisée terrorisant Bramans et ses environs.

« Ce matin-là, le courrier de Modane au Mont-Cenis allait arriver en vue de Bramans lorsque, soudain, le conducteur arrêta ses chevaux et sauta de son siège. Il venait d'apercevoir, étendu au travers du chemin, un homme paraissant inanimé. Il s'approcha et reconnut un de ses compatriotes, un riche maquignon de Bramans. L'infortuné faisait entendre des gémissements plaintifs et semblait incapable de se mouvoir. Il avait sans doute été assailli par des malandrins, car il portait une large blessure à la tête, ses vêtements étaient en désordre et son portefeuille gisait, vide, à côté de lui. Avec beaucoup de précautions, le conducteur le releva et le plaça dans la voiture ; puis il reprit promptement sa route vers Bramans. Parvenu au village du Verney, il déposa le blessé à l'hôtel du « Lion d'Or » et fit prévenir sa famille, qui accourut en toute hâte, suivie bientôt du syndic, du brigadier, des carabiniers et de quelques voisins et amis. En attendant l'arrivée du médecin mandé aussitôt, le brigadier tenta d'obtenir quelques renseignements : - Qui vous a attaqué ? demanda-t-il. Le maquignon parut faire un effort suprême, puis dans un souffle, il laissa tomber ces mots : « Les grands chapeaux. » A peine cette réponse était-elle sortie de ses lèvres qu'un frisson parcourut les assistants ; le syndic pâlit, le brigadier courba la tête, et comme sous l'influence d'un pouvoir magique les voisins et les amis s'éclipsèrent furtivement et avec rapidité. Un chapeau est un objet bien inoffensif. Quelle terrible signification pouvait-il avoir en cette circonstance ?

A cette époque, on était en 1816, la commune de Bramans, qui se trouve à 12 kilomètres en amont de Modane, vivait sous une espèce de terreur : les vols, les agressions, les meurtres étaient fréquents, les voyageurs qui s'attardaient en chemin étaient immanquablement détroussés et même mis à mort, sans pitié, s'ils tentaient quelque résistance. Personne n'osait sortir la nuit ; il n'y avait plus de sécurité, plus de paix. Les carabiniers étaient sur les dents, ils redoublaient d'efforts pour découvrir les malfaiteurs mais sans résultats, car ceux qui auraient pu guider leurs recherches restaient bouche close, de crainte de s'attirer des représailles qu'ils savaient terribles. D'où venaient ces bandits ? Qui étaient-ils ? Etrangers ou indigènes ? De même que, dans une émeute, on voit surgir, on ne sait d'où, des êtres à mine suspecte et patibulaire que l'on n'avait jamais remarqués auparavant, de même dans ce grand bouleversement de la société française, dans cette horrible tourmente que l'on a appelée la Révolution, on vit apparaître un peu partout des individus aux allures louches, aux instincts pervers, qui semblaient faire du désordre et du crime l'aliment de leur vie. Après la Révolution, et la Savoie étant redevenue Sarde, en 1815, ces pourvoyeurs attitrés de la guillotine continuèrent dans l’ombre leur infâme métier de pourchasseurs de gibier humain pour s'enrichir des dépouilles de leurs victimes. De plus, les armées du Directoire et ensuite celles de Napoléon, en revenant des guerres d'Italie, avaient semé sur leurs passages quelques mercenaires aux mœurs douteuses sans scrupule et sans aveu. C'est dans l'une ou l'autre de ces catégories que s'étaient recrutés les fameux brigands qui terrorisaient Bramans et ses environs. Ils étaient au nombre de 14, formaient une bande organisée sous la direction d'un chef audacieux autant que cruel. Dans leurs expéditions criminelles, ils portaient invariablement un grand chapeau de feutre noir, espèce de sombrero aux larges bords rabattus, qui leur cachait une partie du visage, d'où l'appellation « les grands chapeaux ». Ils étaient redoutés à un tel point que l'on n'osait même pas parler d'eux et qu'il suffisait de laisser tomber dans la conversation ces simples syllabes, « les grands chapeaux », pour jeter autour de soi la crainte et l'effroi. C'est ce qui explique la fuite précipitée des voisins et amis du maquignon lorsqu'il eut nommé ses agresseurs. Le blessé resta donc seul avec les membres de sa famille et le curé de la paroisse, qui était venu lui apporter le secours de la religion. Malgré les soins dévoués dont il fut entouré, il mourut dans la soirée.

De retour dans son presbytère, le curé songeait avec tristesse aux malheurs qui venaient de s'abattre sur sa paroisse. Depuis quelques semaines seulement il était à Bramans et déjà deux assassinats avaient été commis ; le dernier celui du maquignon et précédemment celui de son sacristain, trouvé mort dans le clocher et auquel il avait donné comme successeur un remplaçant provisoire qui s'était offert de lui-même. Il souffrait à la pensée de voir ses paroissiens exposés aux terribles atteintes des « grands chapeaux » et il suppliait le Seigneur d'éloigner d'eux ce véritable fléau. Et tandis qu'il méditait et priait voici que l'on sonne à la porte.

- « Monsieur le curé, lui crie sa gouvernante, c'est un père capucin qui vous demande. » Le curé s'avance au-devant du visiteur.
- « Excusez-moi, Monsieur le curé, de vous déranger à cette heure. Je viens du couvent de Châtillon ; mes supérieurs m'ont envoyé quêter en Maurienne et comme il faisait bientôt nuit, je me suis permis de venir vous demander l'hospitalité.
- Soyez le bienvenu, mon Père, je suis trop heureux de l'occasion que vous m'offrez d'être agréable à un fils de saint François. Entrez, vous partagerez avec moi mon modeste repas. Jeanne, vous préparerez la chambre du rez-de-chaussée. » Quelques instants plus tard, on se mit à table. Tout naturellement la conversation tombe sur l'événement du jour, sur le meurtre du maquignon.
- N’avez-vous pas quelque crainte, Monsieur le curé, d'être attaqué par ces brigands ? Votre cure est bien isolée et c'est en vain que vous appelleriez au secours ; personne ne vous entendrait. Le presbytère de Bramans est en effet éloigné de toute habitation et perché sur un monticule qu'il partage avec son église et le cimetière.
- Je sais, répondit le curé, mais j'espère en la Providence, elle me gardera.

Puis la conversation s'engagea :
- C’est la première fois, mon père, que vous venez dans cette région ?
- Oui, Monsieur le curé et, en passant par Sardières, j'ai admiré ce fameux rocher qui se dresse comme une aiguille géante au milieu de la forêt.
- C'est un splendide monolithe de 92 mètres de haut.
- Est-il d'une seule pièce, ce monolithe ? Le curé ne peut répondre sur le coup tellement cette question et la déformation du mot lui parurent étranges sur les lèvres d'un lettré. Un monolithe est d'une seule pierre ou ce n'est pas un monolithe. Et il sentit comme une angoisse sourde dans son cœur. Cependant il se ressaisit rapidement et put achever l'entretien sans laisser paraître le moindre embarras. Comme l'heure avançait, le capucin demanda à se retirer. Le curé s'empressa de le conduire dans la pièce qui lui avait été préparée, puis il revint sur ses pas. En passant devant la cuisine il aperçut la servante qui lui faisait de grands signes effarés :
- Monsieur le curé ! Monsieur le curé ! Nous sommes perdus ! Ce moine ce n'est pas un capucin. Tout à l'heure quand j'ai ramassé le couvert tombé sous la table, j'ai remarqué qu'il avait des bottes. J'ai déjà vu des capucins avec des sandales ou des souliers, mais avec des bottes, jamais. C'est peut-être un des grands chapeaux... Seigneur nous sommes perdus !
- Ne vous tracassez donc pas ainsi, Jeanne, fermez-vous bien à clef, si vous avez peur, mais ne vous inquiétez pas de moi, il ne m'arrivera rien sans la permission de Dieu. » Il faut croire que le curé était moins rassuré qu'il ne voulait le paraître, car il alla de suite vérifier le signal d'alarme de la cure. Ce signal était composé d'un système de leviers et de tiges en fer qui permettait d'actionner, depuis l'intérieur du presbytère, une cloche du clocher et d'alerter ainsi la population.

A son grand étonnement, il constata que le signal ne fonctionnait plus, une des tiges extérieures avait dû être sectionnée. Ce petit incident le fit réfléchir, mais ne modifia pas son état d'esprit. Tranquillement il se rendit dans sa chambre à coucher, dont il oublia même de fermer la porte à clef, puis se mit en prière avant de prendre son repos. Quelques moments plus tard, tout était calme et silencieux dans la cure, et l'on n'entendait plus que le tic-tac de l'horloge du corridor. Et voici que vers minuit, un personnage s'avance dans le couloir du rez-de-chaussée. Il ne porte pas la bure de capucin, mais il a le chef couvert du fameux chapeau. Il s'engage dans l'escalier conduisant à l'étage, monte à pas feutrés, s'arrête à chaque marche, écoute quelques secondes, puis reprend son chemin. Enfin il arrive au palier. Là, en homme qui connaît la disposition des pièces il se dirige sans hésiter vers la chambre du curé. Il ouvre la porte lentement, très lentement, fait quelques pas vers l'alcôve puis brusquement lève le bras et enfonce de toutes ses forces un long poignard dans la poitrine du... mannequin que le curé avait mis à sa place. Au même moment, deux mains vigoureuses s'abattent sur le bandit et lui serrent le cou comme dans un étau. Il se relève et se débat, mais les mouvements qu'il fait n'ont pas d'autre résultat que d'arracher la fausse barbe dont il était déguisé. Il veut se dégager, mais en vain : l'étreinte ne faiblit pas, au contraire, elle se resserre jusqu'à lui briser les vertèbres. Quoiqu'en état de légitime défense, le curé n'a pas l'intention de donner la mort à son agresseur ; il veut simplement le réduire à l'impuissance. Mais, sous la tension nerveuse et dans l'émotion de cette scène tragique qui se déroule dans les ténèbres, il ne s'aperçoit pas qu'il dépasse son intention : quand il rouvre les mains, l'assassin s'écroule comme une masse sur le parquet. A ce moment, le curé entend sous sa fenêtre une voix qui murmure :
« Je crois que ça y est. » Il ouvre et aperçoit vaguement trois hommes coiffés de grands chapeaux. Il frémit en pensant au nouveau danger qui le menace.
- Est-ce fait ? lui demande-t-on.
- Oui, répond-il d'une voix éteinte.
- Alors jette en bas son cadavre. Le curé comprend que s'il hésite, il est perdu. Il roule dans un drap le corps inerte et le fait basculer par la fenêtre. Puis il entend s'éloigner les pas des bandits qui disparaissent rapidement, allant enterrer celui qu'ils croient être le curé et qui n'est que le faux capucin. Enfin libre de lui-même, le pauvre curé se jette sur son prie-Dieu, où il passe le reste de la nuit. Depuis ce jour, jamais l'on ne revit le sacristain d'occasion, car c'était lui le faux capucin, lui qui tenta d'assassiner le curé pour le dévaliser. C'était lui le chef des quatorze chapeaux, lui qui fut enterré au lieu et place du curé.

Quand le lendemain les bandits revirent le pasteur de la paroisse bien vivant, ils furent stupéfaits. Ils comprirent seulement alors ce qui s'était passé ; ils en furent désemparés, effrayés. D'autre part, la disparition du sacristain fut un indice pour les carabiniers qui parvinrent peu à peu à capturer la bande entière. Ainsi prit fin le cauchemar créé par les Quatorze Grands Chapeaux, pour le plus grand soulagement de l'excellente et hospitalière population de Bramans. Depuis cette époque on peut parcourir ses chemins sans crainte de bandits. Nous n'avons pas pu résister au plaisir de reproduire dans un livre sur Bramans l'intéressante « nouvelle » ci-dessus, dû à la plume alerte du grand écrivain savoyard Henri Bordeaux. Les faits racontés se sont-ils réellement passés ainsi ? Nous ne le pensons pas. Mais le récit repose sur un fond de vérité : il y a eu, à une certaine époque des brigands, qui arrêtaient les voyageurs, aux environs du col de Mouratsenou, sur l'ancienne route qui reliait le Pont du Nant à Bramans. Au chapitre III de ce livre, nous avons signalé aux abords de cette route, à l'Ouest du col Mouratsenou donnant sur Bramans, la présence d'une caverne, qui aurait été le repaire de ces bandits. Leur chef aurait été guillotiné pendant la Révolution. Là-dessus les imaginations ont travaillé, attribuant à ces brigands toutes sortes de méfaits plus ou moins extraordinaires. Henri Bordeaux s'est emparé de ce qui se racontait à Bramans et aux environs et l'a enjolivé avec son talent d'écrivain. Son but n'était pas de faire œuvre d'historien mais seulement de raconter une « histoire » intéressante. Ainsi il y a dans son récit confusion de dates. Une diligence ne pouvait plus être arrêtée au col de Mouratsenou en 1816, puisque depuis plus de 60 ans les diligences ne passaient plus par là, mais bien en dessous, sur la nouvelle route, qui depuis environ 1780, passait vers l'endroit où sera établi un barrage sur l'Arc. Il faut donc placer les événements racontés avant la Révolution. Certains ont prétendu méchamment que parmi les brigands il y avait des gens de Bramans. H. Bordeaux a bien soin de dire que le groupe de malfaiteurs était composé d'étrangers, soldats déserteurs pour la plupart. En fait les habitants de Bra mans furent les victimes des brigands, mais aucun d'eux ne faisait partie de leur bande.